10h du matin. Je sors du métro à Arts-Loi et c’est le bordel. Des embouteillages monstrueux. Mais aussi une multitude de gyrophares, tournicoti tournicotant à qui mieux mieux. Des flics partout, qui interdisent, gueulent, gesticulent, courent dans tous les sens, comme s’il venait de se passer un 11-septembre. Pourtant, point d’ambulance ou de pompier. Que se passe-t-il donc ?
Un automobiliste tente d’amadouer les pandores. Monsieur, j’ai une livraison urgente… Un autre : un rendez-vous crucial, monsieur l’agent. Mais ces flics rubiconds à la gueule de kapo cramoisi vitupèrent en montrant de la matraque que c’est dans ces embouteillages-là, c’est-à-dire complètement bloqués, que ces gens en retard doivent s’engouffrer. Que se passe-t-il donc ?
C’est à ce moment-là que, venus de nulle part, cataclopin-cataclopant à un train de sénateur, des dizaines de cavaliers en costume d’une autre époque envahissent le carrefour, allure de Disneyland dans un décor de pare-chocs. Avec des chapeaux en poil de je ne sais quoi et sabre en l’air, ils font les fiers en pavanant leur floche et leurs éperons d’or. Alors qu’ils n’escortent même pas Sissi, non non !
Mais que se passe-t-il donc. On est un 5 octobre, un lundi qui plus est.
Fêterait-on le « Tax Freedom Day », vous savez, ce jour où les Belges commencent enfin à travailler pour eux-mêmes et non plus pour le fisc ? Ben non, ça c’était il y a deux mois. Ou alors le « Jour du Dépassement », ce jour funeste où les ressources naturelles de l’année sont épuisées ? Ben non plus : ça, c’est passé depuis belle lurette. Quoi alors ? L’intronisation d’Yvan Mayeur Premier roi des piétons ? Le retour de Stromae ? La nomination du premier bourgmestre flamand de Linkebeek ?
Non : l’arrivée d’Erdogan à Bruxelles.
Erdogan, président de la Turquie et plus fidèle allié de la démocratie belge, est pour deux jours chez nous. Tout ça pour ça.
C’est en tout cas ce que signifient les regards incrédules et les sourires moqueurs des piétons qui se faufilent parmi ces tuyaux d’échappement impatients : tout ça pour ça. Le lendemain du marathon qui a bloqué Bruxelles et deux jours avant la grève nationale qui fera de même, est-on obligé de s’amuser à tant de sississeries pour un gars qui vient serrer quelques pinces ? Dans une ville déjà sur-embouteillée, et dans un climat où n’importe quel rassemblement policier fait craindre le pire. Dans un pays où les militaires n’en peuvent plus et où le ministre de l’Intérieur refuse de payer leurs heures supplémentaires, ce genre de fantasia dépassée est-elle encore de mise ?
Que ces gens fassent leur boulot, OK, mais qu’ils laissent les autres faire le leur, non ? Bruxelles, ce matin, était bloquée. De nombreux trams étaient restés au dépôt. Et la ville semblait retenir son souffle, alors qu’elle doit booster sa vitalité. Tout ça pour ça.
Une heure après ma réunion, je suis passé devant le palais royal. Les canassons sont arrivés, en grand tralala. Se sont mis au garde-à-vous. Des voitures sont sorties du palais. En trombe. Je parie qu’Erdogan n’a même pas jeté un oeil sur les floches et les sabres en poil de chameau. N’est pas Sissi qui veut.